Les Trépassent-Murailles. 1/3

Une nouvelle en trois parties, commencée à l’origine pour accompagner la création de mon armée Nighthaunt pour le jeu Age of Sigmar. Elle prend bien sûr place dans cet univers, avec toute la violence que cela implique. Bonne lecture. 🙂

La lame traversa le cœur.

Serrant toujours sa victime contre lui, Dabiel fit un petit mouvement vif avec son poignard, tranchant pour de bon l’organe vital, avant de retirer prestement l’arme de la poitrine. Le sang imbiba immédiatement les habits du jeune noble. Mais pas une goutte sur Dabiel, comme à chaque fois.

Il était assez satisfait de sa technique. Prendre sa cible de dos, l’amener violemment contre lui en lui plaquant sa main gauche sur la bouche et en lui bouchant le nez, chaque fois la même réaction : l’attaqué ne pensait pas à mordre et portait directement ses propres mains à hauteur de son visage pour se libérer. Cela permettait à Dabiel de passer son bras droit sous celui du malheureux pour le planter d’un geste ample en plein cœur et de vite retirer la lame pour la cacher et éviter les éventuelles giclées de sang.

Déséquilibrée, prise de panique, à la fois étouffée et poignardée, la victime n’avait plus qu’à se laisser partir sans trop se débattre. Dans ce but Dabiel la plaquait généralement face à un mur, prise en étau entre la pierre froide et la masse de son agresseur. Cela avait d’ailleurs sauvé Dabiel une fois. La rue était déserte au moment où il avait accompli son oeuvre, pourtant un homme avait surgit de nulle part, le visage enfouit dans son col rembourré ; en le voyant Dabiel avait enlacé sa victime du moment pour la dissimuler au passant qui, d’ailleurs, n’avait pas même freiné son pas, convaincu d’être témoin là d’un de ces amours réprimés dont les ruelles sombres sont parfois le théâtre.

Le dernier soubresaut du désormais cadavre ramena Dabiel à ses esprits. Il relâcha le corps qui tomba lourdement dans la neige devenue boue. Un minot, quinze peut-être seize ans, trop richement habillé pour le quartier. Encore un de ces petits cons qui jouent les hommes en s’enivrant au cœur des pires taudis avant de se réveiller entre les cuisses d’une putain qui, si elle est chanceuse, se verra grassement payée par le père du nobliau en échange de son silence. Les moins chanceuses finissent au fond du fleuve, un boulet au pied.

Dabiel entreprit de fouiller le corps, ses palpations frénétiques lui permirent de rapidement mettre la main sur la bourse du noble refroidi, il lui fallut un peu plus de temps pour trouver la bourse de secours, traditionnellement réservée au cocher qui ramènerait éventuellement un homme totalement saoul à son domicile.

Le manteau du cadavre faisait de l’œil à Dabiel, ses bottes aussi d’ailleurs, de très bonne facture, mais il se ravisa d’un grognement. Ne jamais prendre plus que la bourse. Un manteau trop beau ou des bottes trop neuves sur un homme trop pauvre et trop sale, ce n’est jamais signe d’honnêteté, et les passants ne s’y trompent pas. Rester discret pour rester libre et vivant. C’était sa doctrine depuis plusieurs années, et s’y tenir le gardait loin du gibet.

Sortant de la ruelle, il entreprit de remonter la rue boueuse jusqu’à l’artère principale qui le mènerait à la chambre qu’il louait. Au creux de sa poche il tâta d’une main la bourse fraîchement acquise. Pas grand-chose à priori. Dommage. Il s’en assurerait une fois à l’abri.

Slalomant entre le crottin de cheval et les ivrognes, il repensa à son premier mort, peu après ses 13 ans. Un petit blond qui l’avait traité de fils de pute. Malgré le fond de vérité, Dabiel savait que ce n’était pas un compliment. Sans trop réfléchir il avait alors battu à mort le blondin et l’avait achevé à l’aide d’une grosse pierre, froidement. Pas de témoins, mais lorsque les ragots portèrent l’histoire de ce gosse tabassé à mort aux oreilles de la mère de Dabiel, elle comprit pourquoi il était rentré tâché de sang la veille. Elle ramassa aussitôt leurs affaires et ils fuirent la ville.

Pourquoi repensait-il à tout ça ? Du temps était passé depuis, sa mère était morte, il avait à nouveau prit la route. Plusieurs fois, remontant chaque fois un peu plus vers le nord. Laissant chaque fois de multiples scènes de crime derrière lui. Il avait un but précis, un objectif à atteindre. Amasser son trésor. Celui-ci grossissait petit à petit. Il était déjà de taille respectable, mais en l’état il ne suffirait pas à émouvoir un vrai noble. Il lui fallait continuer. Il avait songé à revendre certains objets de valeurs trouvés parfois sur ses victimes, mais c’était trop risqué, les gens ne savaient pas tenir leurs langues, il lui fallait continuer seul, dans l’ombre. Il pouvait aussi tuer un peu plus souvent, c’était une éventualité, mais même si la milice de la cité est habituée à retrouver des cadavres il ne fallait pas qu’il en laisse trop dans son sillage, rien qui ne leur mette la puce à l’oreille quant à ses sorties.

Il lui tardait d’en finir. Non pas que tuer le dégoûte, cela ne lui avait jamais posé problème. C’étaient les risques qu’il encourait qu’il craignait. Vivement que son pactole arrive à maturité, il fera alors ses adieux à cette vie et partira en quête de la prochaine. Il partira loin à l’est, jusqu’au bout des routes de commerces. Là où il décidera de poser ses frusques il trouvera facilement un nantis, avec un titre de noblesse de préférence. Il lui fera alors miroiter son trésor, prétendra être lui-même duc, prince, ou même roi d’une quelconque contrée, et prendra comme épouse la fille que le pigeon lui proposera à force de courbettes. Car c’est comme ça dans la haute, l’or appelle l’or. Et Dabiel veut sa part. Une fois marié il dilapidera son trésor en putains et en bon vin, pour ensuite vivre au crochet de sa femme et de son beau-père qui, de toute manière, ne fera pas de scandale de peur du qu’en dira-t-on. C’est aussi comme ça dans la haute, le paraître permet d’être. Son but atteint, il saura savourer pleinement sa revanche sur le destin et la vie de merde qu’il lui préparait.

Il atteignit bientôt le taudis qui servait lieu d’auberge et fila dans la chambre qu’il y louait. Une fois son maigre butin compté et soigneusement dissimulé, il se hâta de se coucher. Au petit matin il lui faudrait être frais et dispo au marché pour décharger les charrettes contre quelques pièces. Se montrer en train de faire semblant de gagner sa croûte, c’était aussi une bonne façon de passer inaperçu.

Un peu moins de deux mois passèrent avant que Dabiel ne sorte à nouveau en quête d’une victime. Deux mois durant lesquels la neige et le froid n’avaient pas laissé de répit à la cité. Sale saison, les routes étaient bloquées et le fleuve gelé, donc pas de travail au marché, ni sur les quais. Tout le monde était resté chez soi, près du feu. La ville avait hiberné, mais pas la taulière qui demandait son loyer en temps et en heure. Dur de suivre discrètement quelqu’un lorsque ses propres pas risquent de le trahir à la moindre plaque de verglas. Une des règles que s’était fixé Dabiel était de ne pas toucher à son pactole. Jamais. Le travail qu’il trouvait dans la rue devait lui permettre de vivre au quotidien. Jusqu’à présent il s’y était tenu, mais là il craignait de devoir faire une exception. Mais le dégel s’amorçait et les gens sortaient de nouveau dans la rue, même de nuit, malgré le froid mordant.

Dabiel en profita pour tenter sa chance dans un nouvel environnement, il s’aventura dans les quartiers qui encerclaient le Temple. Loin d’être luxueux, ces quartiers abritaient tout de même une autre catégorie de la population que celle à laquelle il était habitué. Ici les échoppes arboraient parfois des vitrines colorées au lieu d’une vulgaire planche sale posée entre deux chaises à rempailler, les rues étaient propres et les façades entretenues. Il remarqua néanmoins durant sa déambulation que ces mêmes rues étaient presque désertes, mais pas démunies de portes cochères sombres et de cul-de-sac tortueux. Il leva les yeux au ciel, s’assurant que la lune était haute et l’aube encore loin. Voilà son heure venue. Il lui fallait trouver une victime aux bourses bien pleines. Vu le quartier et l’heure il n’y croyait pas trop, mais il devait tenter sa chance, jouer quitte ou double au moins cette fois-ci. La dernière bourse prélevée était bien trop maigre et il voulait rattraper le coup.

Durant plusieurs heures il erra au grès des rues et des ruelles, suivant parfois un quidam qui lui semblait de premier choix mais sans jamais trouver l’occasion de frapper. Il prit soin de ne pas passer deux fois dans la même rue si au moins une heure ne s’était pas écoulée. Il commençait à perdre espoir et songeait à rentrer retrouver le tas de haillons qui lui servait de lit.

Elle surgit devant lui sans même le remarquer, dans un tourbillon de tissu parfumé d’épices qu’il devina bleu dans la pénombre de l’avenue. La porte de l’échoppe dont elle sortait se referma mollement derrière elle, et elle était déjà loin alors que le commerçant l’invitait à “revenir me voir si vous avez d’autres articles de ce genre à me pr…“. Dabiel n’entendit pas la fin, mais il comprit qu’une vente venait de se faire. Elle avait sûrement la somme sur elle. Il leva les yeux sur la devanture de la boutique. Un alchimiste. Bingo ! Dans ce domaine le moindre bibelot vaut une petite fortune. Si elle a conclu une vente elle doit se trimbaler un beau pactole en ce moment même. Pas étonnant qu’elle paraisse si pressée. Il lui emboîta le pas sans traîner, remontant sur elle laborieusement, mais sûrement. La bougresse filait comme le vent, Dabiel parvenait quand même à garder l’écart nécessaire pour se laisser le choix de fuir ou de frapper au moment opportun.

Quelques mètres derrière elle, il sentait son parfum délicieux. Il s’en mettait plein le nez, plein les poumons. Les femmes lui faisaient rarement cet effet. Il les méprisait de lui avoir autrefois fait payer si cher de ne pas être à leur goût, de ne pas être un Apollon. Tant s’étaient moqué de lui lorsqu’il avait voulu leur déclarer sa flamme… Mais peu étaient encore vivantes après leurs railleries. Il avait heureusement connu des amours charnels, mais de deux sortes seulement : les monnayés et les non consentis. Lui consentait toujours. Ce parfum lui tournait la tête, il se surprit à être trop près de sa future victime, il ralentit légèrement pour la laisser reprendre de la distance. Ce parfum… Mais aussi cette taille de guêpe qu’il devinait à la lueur des rares lanternes et malgré son épais manteau de laine…

Il avait envie d’elle, une envie qu’il n’arrivait pas à réprimer. Il espéra pouvoir lui tomber dessus sous une porte cochère et la violer avant d’accomplir son forfait. A sa démarche, elle paraissait vive. Et si elle résistait trop ? Tant pis, il baiserait son cadavre. La bourse de la demoiselle n’était plus l’objectif prioritaire.

Une masse sombre se dessinait au bout de la rue, il reconnut la grosse arche aux statues de lions qui marque la porte du quartier voisin. Il y était déjà passé trois fois aujourd’hui, et connaissait les lieux : peu de lanternes sous la voûte et deux ruelles sans lumières sur plusieurs mètres qui partent de chaque côté sous des arches grossières. L’endroit conviendrait, si elle ne tournait pas avant dans une autre rue.

Elle ne tourna pas.

Dabiel bondit, se jetant sur le dos de la femme, portant la main gauche à sa bouche, plaçant de la main droite une lame menaçante sous sa gorge. Il ne put terminer. D’un seul mouvement la garce se baissa et lui asséna un violent coup de coude sur une côte que tous deux entendirent se briser puis pivota sur sa gauche pour le planter avec une dague sortie de nulle part.

La lame traversa le cœur.

Dabiel tombait dans la neige boueuse en suffoquant. Sa chute lui parut durer des heures. Salope d’aelf, s’il avait su ! Il avait toujours évité de s’en prendre aux non-humains. Les autres races sont toujours plus résistantes, plus rapides, plus fourbes… Avec les hommes, au moins il savait à quoi s’en tenir. Ce parfum, ces formes, cette vitesse…Comment avait-il pu ne pas s’en douter ? Mais dans cette ville au fond des territoires du nord, ce capuchon, le noir, le froid… Comment aurait-il pu s’en douter ? Mais tu n’es pas mort Dabiel, relèves toi et fais lui la peau, comme aux autres !

Il percuta enfin les pavés, tout juste amortit par le manteau de neige sale. Il n’eut ni le temps de reprendre ses appuis, ni même de décoller son visage du sol que l’obscurité laissa apparaître un reflet métallique s’abattant sur son cou. La dague aelf scella son destin d’une carotide tranchée net. Il sentit la femme essuyer la lame de sa dague dans son vieux manteau miteux, puis l’entendit s’éloigner sans autre forme de procès.

Salope, songea-t-il, laisses-moi me relever, je vais te faire payer ça ! Nagash, Dieu de la Mort !!! Laisses moi un sursis ! Cinq minutes, cinq petites minutes ! Juste le temps de la saigner comme la truie qu’elle est ! Allez ! Tu me dois bien ça, non !? Tu as acquis tant d’âmes grâce à moi ! Combien !? Trente ? Cinquante ? Cent ? Il y a longtemps que je ne compte plus, mais toi tu ne perds jamais ton compte, n’est-ce pas, vieux brigand !? Allez, laisses moi me relever et je te laisses m’emporter. Mais je veux la voir morte avant ! Allez quoi ! S’il te plait. S’il te plait, Nagash. Je t’en prie… Nagash. Par pitié… Naaaaaagaaaaaaaaa……

L’horizon était gris, le ciel était gris. Les autres autour de lui étaient gris, décharnés, flottant nonchalamment dans les airs, à pas même un mètre du sol. Le sol aussi était gris. Il avait son couteau dans la main. Autrefois rutilant et aiguisé à l’excès il était désormais crasseux et bouffé par la rouille. Il se laissa porter. Ils étaient nombreux, innombrables, silencieux. Il passa au-dessus d’un plan d’eau grise. Vit son reflet. Gris. Plus de visage, juste un crâne grimaçant, des volutes grises autour de lui. Sa cage thoracique était encore là, presque immatérielle, mais pourtant avec une côte cassée et une dague plantée dans le cœur. Il en aperçut une autre, plantée dans son cou. Il se laissa porter. L’un d’eux portait un candélabre, avec une unique bougie, qui diffusait la lumière de mille. Tous en scrutaient la flamme. Il les imita. Il n’avait pas froid, il était le froid. Cette lumière le réchauffait, jusqu’à ce qu’il se rende compte qu’il était toujours le froid. La garce aelf était vivante, et pas lui. Il haïssait cette garce vivante. Il haïssait la vie. Pourquoi tous ces vivants, et lui mort ? Qu’ils crèvent ! Il en avait assez. Mais cette lumière… Il devait la suivre. Elle allait le guider. Il voulait se reposer, arrêter. Arrêter quoi ? Arrêter tout. Ne plus penser, ne plus être. Cette lumière, c’était son but. Il la suivrait, lui obéirait, et à force elle lui permettrait de se reposer.

Mais pas tout de suite. Le porteur de la bougie tourna le dos à la horde et avança vers l’horizon. Tous le suivirent, lui y compris.

Une distance inconnue fut parcourue, un temps inconnu passa. Une cité fortifiée se dressait devant eux, ils avançaient vers ses murs, lentement. Du haut des remparts des hommes les ciblèrent avec des projectiles divers et variés. Ceux-ci traversaient la horde sans la blesser, traversaient ses membres sans autres effets que d’en multiplier les volutes et les fumerolles.

Soudain tout s’accéléra, sans qu’aucun ordre ne soit donné la horde de chainrasps fonça en avant et plongea dans les murs, les traversant comme des poissons évoluant dans les eaux. Lui n’avait plus qu’une idée en tête, une obsession, un ordre implacable venu du fin fond de son âme : trouver un vivant et en faire un mort, ôter la vie à tout ce qui en aurait la moindre once. Il traversa plusieurs pièces, plusieurs cours, partout le carnage avait commencé. Il voulait sa part. Au détour d’un couloir il aperçut une ombre, sentit la vie. Il la traqua. Elle fuyait mais il revenait implacablement sur elle, jusqu’à l’acculer dans un vieux cellier. Il la vit se retourner : c’était un homme en armure de cuir, apeuré, qui perdit toute contenance et se mit à brailler et agiter frénétiquement son épée devant lui lorsqu’il vit le chainrasp foncer sur lui. L’épée rencontra le corps immatériel du spectre sans autre effet que de contrarier le brouillard dont il était composé. Dabiel ne s’attarda pas sur ce détail. Il ne s’attardait plus sur rien désormais. Ses doigts ectoplasmiques crispés sur le manche de son couteau, il frappa.

La lame traversa le coeur.

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